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Les multiples représentations de l'amiral Bruix

Eustache Bruix est né à Saint-Domingue en 1759. Il meurt prématurément en 1805, aux faîtes de sa gloire.
Embarqué comme volontaire sur un navire de commerce alors qu'il n'a que quinze ans, il devient garde de la marine à dix-neuf ans et connaît de nombreux embarquements au cours de la guerre d'Indépendance américaine : Concorde, Médée, dans l'escadre de Guichen, où il est témoin de trois combats livrés contre l'amiral Rodney, Boudeuse, Héros, Auguste, dans l'escadre de Grasse... Il prend part à la bataille de la Chesapeake le 5 septembre 1781. Sur ce dernier vaisseau, il devient enseigne avant de participer aux deux combats des Saintes en avril 1782.
Lieutenant de vaisseau depuis 1786, ayant participé aux travaux hydrographiques autour de Saint-Domingue comme commandant de la corvette Pivert, il est élu à l'Académie de marine en 1791 : il n'a que trente-deux ans !
Il accède alors au commandement du brick Le Fanfaron, puis en 1792 à la frégate La Sémillante, et en 1793 au vaisseau L'Indomptable. Cependant, il est mis sur la touche par la Convention, comme nombre d'officiers nobles de l'ancien corps de la marine, mais cela ne dure pas. En 1794, il commande le vaisseau Éole puis devient major général de l'armée navale sous les ordres de Villaret-Joyeuse, pour le combat de Groix en particulier, puis devient chef de division sous ceux de Morard de Galles pour l'expédition d'Irlande de novembre 1796. Malgré l'échec de celle-ci, il montre de rares qualités et devient contre-amiral en 1797.
Le Directoire fait appel à lui pour devenir ministre de la Marine en avril 1798 ; il restera à ce poste jusqu'en juillet 1799. Promu vice-amiral au cours de son poste ministériel, en mars 1799, il prend le commandement de l'escadre de Brest en juillet.
A la tête de 25 vaisseaux, il échappe au blocus anglais, entre en Méditerranée, y ravitaille Gênes assiégée puis rentre à Brest après avoir rallié la flotte espagnole.
En 1801, Bruix est chargé du commandement de l'armée navale rassemblée près de l'île d'Aix, mais, malade il doit la quitter en 1802. Reposé pendant la paix d'Amiens, il reprend du service en juillet 1803 comme commandant de la flottille de Boulogne – il n'hésite pas à se montrer critique, y compris devant le Premier Consul, mais construit et entraîne loyalement la flottille et à deux reprises met en échec Nelson qui vient s'y frotter –, puis comme inspecteur des côtes de l'Océan un an plus tard. C'est dans cette fonction qu'il décède.
De nombreux analystes estiment que cette disparition prématurée fut une grande perte pour la marine, car Bruix était l'un de ses amiraux les plus brillants.
Bruix a fait l'objet de nombreuses représentations plus ou moins fantaisistes au plan de l'uniforme que nous allons analyser.
La première est due à Basset. Bruix y est vice-amiral et ministre ("chef du Conseil d'amirauté"), donc en 1799. Ici, rien n'est conforme au règlement du 20 thermidor an VI (7 août 1798), mais ce n'est généralement pas ce qui est attendu de l'imagerie populaire.

La deuxième est due à Jean, alors que Bruix commande la flottille de Boulogne, donc entre 1803 et 1804. Le même règlement s'applique : le collet est bien rouge, mais il devrait comporter deux rangs de broderie par ailleurs pas très exacte (celle-ci donne l'impression d'être un galon) ; la doublure est bleue, donc les revers ne sont pas rouges ; la ceinture de commandement devrait être blanche et bleue (vice-amiral commandant en chef) ; le panache au chapeau devrait comporter trois plumes d'autruche rouges surmontées d'une aigrette mi-blanche mi-rouge dans la hauteur.

Le portrait suivant nous présente Bruix en grand uniforme du 20 thermidor an VI (7 août 1798). Peint par Guérin en 1837 (collections du château de Versailles), cette peinture paraît fidèle, mais, postérieure à la vie de ce grand marin, dont les traits paraissent tirés par la maladie, il présente plusieurs anomalies ou bizarreries, dont la principale concerne la Légion d'honneur.
Car le vice-amiral Bruix reçut les insignes de Grand Officier de la Légion d'honneur lors d'une immense cérémonie organisée le 15 août 1804 au camp de Boulogne. Il faisait partie des tous premiers décorés ; il y eut 16 Grands Officiers ce jour-là. Le portrait se veut donc postérieur. Aussi, Bruix devrait être dans le grand uniforme défini par le décret impérial du 7 prairial an XII. C'est une anomalie courante, y compris dans les portraits contemporains, ce qui n'est pas le cas ici : des décorations y sont souvent ajoutées a posteriori.
Le grand uniforme de l'an VI est à collet rouge rabattu et à coupe croisée, mais où est le deuxième rang de broderie qui distingue les vice-amiraux ? A moins qu'il soit représenté ici en contre-amiral, grade de la majeure partie de son ministère. Quant aux boutons, ils semblent encore être du modèle de l'an IV (simple ancre entourée de la mention "MARINE MILITAIRE"), alors qu'en l'an VI furent adoptés les boutons aux trophées des officiers généraux.
Ce portrait est néanmoins remarquable de finesse.
Le portrait ci-dessus, que nous devons à Maurin en 1833, présente encore des anomalies. Il insiste sur la fonction de ministre de la Marine, bien antérieure à la réception de Bruix dans l'Ordre, comme pour le portrait précédent, et le présente comme vice-amiral, alors que son habit ne comporte qu'un seul rang de broderie. Cet habit évoque d'ailleurs davantage l'habit de petit uniforme de prairial an XII entièrement bleu foncé, à coupe droite et devant porter les épaulettes, ici sans les étoiles du grade, ce qui n'est pas normal.
Enfin, ce dernier, toujours de Maurin, réalisé pour les ouvrages Biographie maritime ou notices historiques sur la vie et les campagnes des marins célèbres français et étrangers de M. Hennequin chez l'éditeur Regnault en 1835,
Bruix est à nouveau en grand uniforme, sans épaulettes, mais bien vice-amiral avec deux rangs de broderie.

L'uniformologie est loin d'être une science exacte, nous le savons. Nous n'ignorons pas également que les peintres et graveurs prirent beaucoup de libertés dans la réalisation de leurs portraits, y compris dans des oeuvres contemporaines des marins représentés.
Il reste les textes réglementaires, ni toujours très clairs, ni toujours appliqués à la lettre...
Et des ouvrages qui donnent des pistes de compréhension, comme le nôtre Les marins français. 1789 - 1830. Étude du corps social et de ses uniformes, toujours disponible et complété de son erratum (https://www.marins-traditions.fr/les-marins-francais-1789-1830-etude-du-corps-social-et-de-ses-uniformes).